Port-au-Prince Port Toujours – Chap.1


La mort ce n’est pas de partir de ce monde, mais que des tiens partent pour toujours. Incroyable, nous sommes en l’an 2033 et nous avons survécu à deux conflagrations, une au Moyen Orient et une en Europe. Comment conserver le sourire et la tendresse, au cœur du chaos global ? Et le rire ? Et le désir de partager un peu de bonheur, unique territoire respecté par le nouvel ordre ? Ainsi, me disais-je avec sarcasme, subissant le smog gluant du Caire et qui m’encouragerait une fois de plus à traverser l’Atlantique en bateau, arriver à Santa Marta, transiter le Fleuve Magdalena durant deux jours jusqu’à Honda et commencer enfin la montée vers la Cordillère Orientale. Cette terre de tous et de personne, la Colombie.

Ou plutôt, ce qu’il en restait après l’invasion des États-Unis, la guerre contre la Chine Populaire et l’Alliance avec la Bolivie y l’Équateur. J’étais dévastée, comme lorsque je me trouve sur le fil du rasoir. Quelle décision devais-je adopter, me cacher dans un port donnant sur une mer ou m’échapper sur un fleuve ? Me perdre dans le confortable anonymat d’une grande mégalopole du Tiers Monde ou plutôt m’exiler dans un petit bled perdu dans entre la Cordillère Noire et Blanche au Pérou? Ou encore, revenir en Colombie? Pour me donner courage, mes meilleurs souvenirs au pays du Soleil surgirent par vagues, puis plus précisément. L’Île. L’Ancienne Perle des Antilles. Des heures interminables s’écoulèrent. La soif devenait insupportable, la fièvre me consumait. Alors, alors commencèrent les délires…

Sa ou vlé? (Que me veux-tu)?

Kilage ou ye (Quel âge as-tu) ? -15…

– ¿Pourquoi tu viens à moi ? me dit-il en français, avec cet accent haïtien, qui articule si bien les mots tout en nuances chantantes.

– Parce que je cherche des réponses …et j’ai une montagne de questions auxquelles personne ne veut répondre.

Ou se blan, ou pakonanyin, m’pamemkonnin si ou kwe, dit le vieil homme en grommelant, puis se reprenant : tu es une étrangère, tu ne sais rien, je ne sais même pas si tu es croyante…

– Peu importe, j’apprendrais ! S’il te plaît…et oui, je suis croyante…

Tu crois en quoi ? ¡Vous les blancs, les riches, ne croyez en rien et ne m’interromps pas! Il ne s’agit pas d’entrer dans un théâtre, acheter un billet, simuler un certain intérêt pour la présentation et feindre d’être cultivé à l’entracte, en applaudissant bruyamment et puis partir ! Et en plus, pourquoi devrais-je écouter une morveuse comme toi, j’ai beaucoup de problèmes et en plus cette nuit est spéciale, c’est la Nuit d’Agwe[1]

– (…)

– Ah ! Sors d’ici, je n’ai pas de temps à perdre…

Je ne puis cacher ma surprise, je vois dans ses yeux que mon regard est une mer déchaînée, ou les loas n’ont pas leur place : ou je me noie ou je me sauve. Et ce vieil homme têtu, même gentil, malgré ses réprimandes, est mon unique espoir. Le contexte est cocasse, une jeune fille blanche qui se simule être tranquille et un homme noir d’une soixantaine d’années la regardant d’un air circonspect, sur le point de la mettre à la porte. Des secondes qui semblent du rapadou gluant se glissent dans le temps sans temps. Yeux couleur de bois contre yeux couleur d’abîme. La température ambiante est de couleur rouge intense, on y entendrait presque battre le pouls de chacun. Finalement, le vieux me parle tout bas, faisant un visible effort pour s’apaiser :

– ¿Pourquoi, donne-moi une très bonne raison, pourquoi devrais-je courir le risque d’avoir un disciple comme toi, une gamine qui ne sait rien de la vie, une capricieuse qui dès demain oubliera tout et ce vécu deviendra une simple anecdote. Penses-y bien, nous ne sommes pas à l’école et tu sais, à l’inverse de toi, moi j’ai tout le temps du monde.

Il a entre ses doigts, quelques graines de quenêpes peintes en rouge et noir et tour à tour il les glisse entre ses doigts. Doigts semblables à des pattes d’araignées. Je me sens toute petite, plus encore que durant mes nuits de grande solitude où j’attendais que mes hallucinations s’estompent, pendant que j’attendais que mes parents rentrent de leurs longs débats d’étudiants sud-américains à Paris, dans les années soixante-dix, que la forêt redevienne ma chambre et que le loup ne soit plus qu’un pli du rideau. Mais c’est ma seule chance, je ne vais pas m’affoler maintenant, alors que je suis sur le point de satisfaire ma curiosité avec l’Houngan[2]le plus renommé de Montagne Noire et le plus connu depuis Port-au-Prince, en passant par Saint-Marc jusqu’à la Vallée de l’Artibonite[3] même !!! J’essaye de rester sereine, d’afficher de la conviction et d’être révérencieuse en lui témoignant ma sollicitude. Lui, par contre, continue de me tutoyer, pour marquer son mépris et sourit, dévoilant les perles de ses dents.

– ¿Et pourquoi pas ? Insistais-je, si après un mois je n’ai rien appris alors… – ¿Un mois ? Mais qui te crois-tu ? As-tu vu ta tête, tu ne dureras même pas une semaine entière.  En plus comment peux-tu prétendre qu’en un mois tu pourras savoir si tu as un don pour ceci ou non…Alatraca , mezanmi ala bagay ou ka tande se denye tem.  Le mond la semble de jou en jou a tiKay Erzulie a, ah, ah, ah…Pi raid Atalanta, saki entre pa janmai sotti ni mem yon ti singe albinos tankou, ou tande mwen? (Ah quelle affaire, qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ces jours-ci ! Ce monde est de plus en plus semblable à la caverne de la vieille Erzulie ha haha) …En plus, Atalanta, celui qui entre n’en sort jamais, même pas un petit singe albinos comme toi, tu m’entends ?

Ses yeux scintillent, mais en voyant l’effet de sa voix sur moi, il commence à en rire avec tellement d’entrain qu’il ne peut se contenir. Moi aussi, j’éclate d’une cascade de joie des plus profondes. Soudain il n’y a que nous deux dans l’indigo infini de cette nuit étoilée. Un ancien encore très fringant et une adolescente en herbe. Un homme de tous les chemins et une apprentie de la vie. Je pressens que tout nous éloigne et cependant, le même feu nous consume : la soif de connaissance.

– Bon, cela fait quelques jours que tu ne dors pas et tu n’arrêtes pas de me regarder avec ces yeux de point d’interrogation sans fin: je t’accepte, mais surtout comme une expérience personnelle. Pas un mot à qui que ce soit de ceci, sans traces, sans remerciements et il n’y a pas de quoi ! Il simule de l’agacement, mais ses yeux sourient. Aurais-je piqué sa curiosité ? De toutes manières, il me donne congé d’un seul geste de la main:

– Jeudi prochain à quatre heures sous cet arbre!

Comme un signal, les oiseaux élèvent leur vol et le crépuscule se remplit de chants. Je me souviendrai toujours avec nostalgie de cette semaine où je m’apprêtais avec une assiduité presque martiale. Malgré le sommeil, je suis encore très lève tard, je me change, m’habille, prends les sandales dans la main, mets mes lunettes et sors de la maison à tâtons. J’arpente la maison secrètement par le jardin arrière et après un quart d’heure, je me retrouve devant la maison, simple, chaleureuse et mystérieuse d’Antillome. Il est, pendant le jour, Chef et, sa cuisine jouit déjà d’une réputation bien méritée chez plusieurs foyers haïtiens haut placés et étrangers. La nuit, c’est un être d’un autre siècle et d’un autre continent. Il me salue en même temps qu’il termine de boutonner sa chemise blanche, s’enduit d’une sérénité et d’une dignité seule égalée par sa joie. J’avais déjà entendu de Dieudonné et de Lucienne, mes amis du quartier voisin, celui des autres, celui de la vraie vie, la vie réelle, plusieurs anecdotes à son sujet. Jamais ils n’éclairaient mes doutes. Ils changeaient toujours de conversation et improvisaient des histoires marrantes afin d’éluder mes questions.

Je vois surgir au milieu des amandiers du fond du bois adjacent à cette belle maison construite par la famille Rolland, quelques jeunes plus âgés que moi qui saluent avec respect le Maître de cérémonie. Le voir parmi tous avec sa tempérance est tout de même bouleversant, me dis-je. En les voyant, Antillome me sourit de nouveau et en s’adressant à tous, nous invite à continuer dans la grande maison au fond du bois. Il salue chacun de nous du regard et à la fin fait les présentations en me poussant devant les autres.  Il ne m’appelle pas par mon nom :

– Voici Azur, elle va nous accompagner cette saison ! Pour le moment elle n’aura pas de voix mais des oreilles. Elle n’aura pas de questions, mais de l’entendement, elle n’aura pas d’heures, mais du temps.

Mais il ne parle ni en français ni en créole. Plus tard, j’apprendrai qu’il s’agit de la langue sacrée des descendants de l’ancien Royaume de Dahomey. Puis il me prend la main et la place sur le torse de chacun d’entre eux. Les femmes se montrent peu enthousiastes, échangent des regards mais sans dire mot. Les hommes me traitent comme un membre de plus, avec courtoisie, en gardant la distance, mais aimables. Seul un autre initié, sous prétexte de préparer l’autel, ne s’attarde pas en convenances et se lève immédiatement. Il a deux ou trois ans de plus que moi et m’indique l’endroit où je dois m’asseoir, loin du Péristyle, la colonne vertébrale du culte, un arbre ou une colonne, selon le cas, comme je pourrai constater plus tard. Ils sont tous assis à ras le sol en cercles concentriques et semblent attendre un signal.

Les tambours murmurent d’abord, puis, peu à peu, comblent tout l’espace.  Leur palpitation est puissante. J’en suis transportée. Tellement que je dois me concentrer pour ne pas me laisser aller par la percussion grandissante des tambours Congo. Je ne puis éviter de me questionner et d’essayer de comprendre pourquoi diable, la nuit et ces chants m’attirent tant. Et l’inconnu. Et par-dessus tout : pourquoi ai-je compliqué ma vie une fois de plus? Et dire que je suis la fille d’une famille de rationnels, soi-disant. Et qu’ils ont répondu à la plupart de mes questions et quand ils ne pouvaient plus le faire, m’ont offert les livres qui supposément, détenaient les réponses. Les autres s’unissent au feu de bois et frappent le sol avec la plante des pieds, élèvent les bras dans une cadence effrénée et leurs yeux lancent des étincelles aussi vives que leurs mâchoires souriantes. L’Houngan s’approche et m’enseigne à suivre la cadence et le rythme.

– Oublie ta logique, ta culture, laisse tout cela derrière toi. Sens la terre, sens la rosée, danse avec l’esprit du feu, Petro. Aujourd’hui il te donne la bienvenue et c’est pour cela que c’est moi qui vais te guider dans ce chemin, Petite Azur. Laisse l’eau qu’il y en toi devenir flammes, ne luttes pas contre Petro, aujourd’hui il est ton ami : Aya Petro vin avenu gadé tut mun terr ca a pran fe (Ah Petro, viens avec nous, regardez vous tous cette terre prend feu!)

Mon cœur résonne dans mes veines, la sueur fond dans mes tempes. Je regarde ses lèvres mais elles ne bougent pas. Son grand sourire embrasse ma peur et la transforme en certitude. Je vois alors surgir des flammes, des hommes oiseaux qui deviennent des arabesques de couleurs brillantes. Les vévés[4], des explications suivront après, sont les signes pour parler avec les Loas, les esprits de l’eau, du feu, de la terre, des vents, d’ici et de l’au-de-là. Lentement, les sons deviennent des stalagmites turquoise et une vieille dame se transforme en serpent pour m’envelopper de sa voix grave.

– Atalanta, il est l’heure, tu dois retourner chez toi et rappelle-toi, ce que tu as vécu ici, existe seulement dans ton cœur et personne ne doit le savoir. Allez, il faut que tu reviennes a la réalité, c’est seulement le premier jour de tant d’autres journées !!Pa palé, pas gadé derier u l’aute jedi nap weu! (Ne parle pas, ne regarde pas en arrière, le prochain jeudi on se voit !)

Douze paires de yeux me suivent pendant que je cours vers le haut, par le chemin peuplé d’arbres et de présences du retour a la maison. Parfois je m’arrête et je regarde en arrière, mais la forêt reste encore et toujours la même, ou c’est du moins c’est ce que je me dis. Comme si je n’avais pas vécu en quelques heures, plus que toutes les années de ma brève vie de quinze saisons.

*

[1]Agwé: Loa, esprit de l’eau dans la cosmogonie vaudoue.

[2]Houngan: prêtre vaudou en Haïti. Religion animiste originaire de l’Afrique occidentale, l’Ancien Royaume du Dahomey, actuelle Ghana, Guinée Équatoriale, Congo.

[3]Artibonite: Département du même nom qui porte le nom également du fleuve qui le croise. Ce fut avant le déboisement du XX et XXI siècles pour faire du charbon de bois, une vallée fertile et propice à l’agriculture et notamment aux cultures du riz, du café ainsi que polycultures de fruits et légumes.

[4] Vévés: symboles peints à la farine de maïs à même le sol.

*

Bogotá, Novembre 2014. Narration initiée il y a longtemps, inspiré des notes du journal de Pétion-Ville, et oubliés pendant d’autres années. Repris il y a quelques saisons à la Sierra Nevada, en Colombie, après le tremblement de terre qu’Haïti a subi en 2010. Et maintenant en 2021, je tiens ma promesse d’il y a 34 saisons aux amis du Lycée Alexandre Dumas de Port au Prince, en Haïti: non seulement vous vivez en moi où que j’aille, mais aussi voici mon offrande à votre complicité!

@YouTube -Manbo Weena (Simbie Official Video)

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